Les orgues Casavant (1)

Par Camille Madore
Publié dans le Courrier de Saint-Hyacinthe le 10 janvier 1979

Le voyageur qui file à toute allure dans le train à Saint-Hyacinthe, le touriste qui se promène sous les ombrages du boulevard Girouard, le citoyen satisfait de couler paisiblement ses jours en ce pays de bien-être, soupçonnent-ils qu’à côté du Séminaire de cette petite ville a surgi un des ateliers les plus considérables et les plus célèbres de fabrication d’orgues du monde entier ? Et pourtant, c’est la vérité dans toute sa simplicité.

En effet, sur un terrain de dix arpents carrés, s’élèvent cinq longues constructions de 200 pieds chacune par une largeur moyenne de 40 pieds, à deux étages pour les plus anciennes et à trois pour les nouvelles, réunies entre elles par des couloirs et couvrant une superficie d’environ 100 000 pieds de plancher, outre les entrepôts, les chaufferies, les hangars et les cours à bois. C’est la maison Casavant Frères, organiers de réputation mondiale.

C’est à Ctésibius, mathématicien qui vivait à Alexandrie, sous Ptolémée Physcon, un siècle avant Jésus-Christ, que l’on attribue l’invention de l’orgue primitif. L’orgue pneumatique, ou à soufflet, ne fut inventé à Rome que sous le règne de César Auguste et la tradition veut que ce soit l’instrument dont jouait Sainte-Cécile, patronne des musiciens.

Le plus ancien dont l’histoire de France fasse mention est celui que l’empereur Constantin Copronyme de Byzance, fameux iconoclaste, envoya à Pépin le Bref en 757 de notre ère. Peu après, Haroun-al-Rachid, calife de Bagdad héros de plusieurs des Contes des Mille et une Nuit (Sheherazade Ali Baba et les 40 voleurs, la lampe d’Aladin), fit semblable cadeau à l’empereur Charlemagne. Mais le prêtre vénitien Grégoire paraît être le premier Européen qui se soit livré à la construction des orgues pneumatiques et, dès 826, il était chargé par le roi Louis le Débonnaire, d’en installer un dans l’église d’Aix-la-Chapelle, capitale de l’Empire d’Occident.

Il devait d’écouler deux siècles avant que cet instrument ne fût introduit généralement dans les églises. À partir de cette époque, soit vers l’an 1026, l’usage s’en répandit en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en France et dans la plupart des pays d’Europe.

Symbole et réunion de tous les instruments de musique, l’orgue est « l’instrument des instruments », c’est pourquoi il en a retenu le nom « organum » de même que le Livre des livres a été la Bible !

Indiquons ici, si vous le voulez bien les orgues les plus importantes dont s’enorgueillissent les pays d’Europe,
tels que celui de St-Alexandre de Bergame, en Italie, de St-Paul, à Londres, de Fribourg en Suisse, d’Amsterdam, en Hollande, de Francfort, en Allemagne, les incomparables orgues de Notre-Dame de St-Sulpice, de la Madeleine de la Sainte Chapelle de Paris, de Saint-Denis et de Beauvais.

Le roi des instruments
Les fidèles qui se contentent de suivre avec recueillement les diverses parties d’une messe accompagnée à l’orgue, sans même s’émouvoir à l’audition d’une marche triomphale de sortie, se doutent-ils de la somme énorme de tuyaux de toutes formes et dimensions, d’ajustement minutieux, de registres, de jeux, de leviers et de clefs qui concourent harmonieusement, sans heurt ni friction, à produire de la musique merveilleuse ?

Qu’on monte, par exemple, à la tribune de l’orgue de Notre-Dame de Montréal, un jour de fête religieuse ; on sera renversé du nombre infini des touches, pistons et pédales au milieu desquels l’organiste évolue des mains et des pieds, sans embarras ni effort apparents, sans perdre de vue les mouvements du prêtre à l’autel, la notation de son cahier de musique, ni la direction du maître de chapelle.

Mais ce qu’on voit de l’extérieur est peu de chose en comparaison du mécanisme savant que le buffet de l’orgue recouvre en majeure partie. On peut s’en faire une idée sommaire à la lecture des améliorations que Cavaillé-Coll apportait il y a trois quarts de siècle, à l’orgue de Saint-Sulpice de Paris qui était déjà le chef-d’œuvre de Clicquot. Cet instrument possède aujourd’hui cinq claviers complets, outre un pédalier, 118 registres ou jeux, 20 pédales de combinaisons et 7000 tuyaux qui varient en dimensions depuis 5 millimètres jusqu’à 32 pieds de hauteur, produisant une étendue de sons de dix octaves. L’intérieur en est distribué sur sept étages, depuis le sol de la tribune jusqu’à la voûte sur une hauteur de 50 pieds, et tout ce mécanisme est ajusté à la précision d’un cheveu d’épaisseur !

Dans les instruments de musique comme les cuivres, c’est le poumon de l’artiste qui déclenche le son, mais pour l’orgue à la voix mugissante, il faut un générateur si puissant que seule la mécanique peut arriver à produire un volume d’air suffisant. L’antique cornemuse a donné l’idée d’un réservoir à vent et le vulgaire soufflet de forge en est devenu le générateur et jusqu’à l’application de l’électricité, il fallait recourir aux services du souffleur pour tenir la machine en activité. (L’orgue de Winchester, construit au dixième siècle, était mis en action par 26 soufflets et 78 hommes se relayaient pour l’alimenter !).

Ce brave collaborateur (le souffleur) actionnait le soufflet au moyen d’une pompe à bras et devait être attentif à son devoir sous peine de laisser mourir l’accord en plainte gémissante. Aussi, était-il tout fier du rôle qu’il avait à remplir et l’on rapporte qu’un jour l’organiste Léon Ringuet s’étant surpassé lors d’une solennité religieuse à la Cathédrale de Saint-Hyacinthe, le souffleur vint le trouver après la cérémonie, la figure épanouie et, tout en s’épongeant le front : « Hein, monsieur Ringuet, lui dit-il, pensez-vous qu’on leur a donné ça ? »

Photo
Une des multiples étapes de la fabrication d'un orgue.
Centre d'histoire de Saint-Hyacinthe, Fonds AFG 119 Studio Lumière

Références
Archives du Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe;
Me Victor Morin, In Chordis Organo, Éditions de Dix-1940

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