L'immeuble de la Yamaska Shirt

Samedi le 23 mai dernier, l’immeuble situé au 2015 Laframboise était la proie des flammes. Au-delà du drame et des tracas vécus par les résidents de cet immeuble, les amants du patrimoine maskoutain ont croisé les doigts afin que le feu ne ravage pas complètement ce bâtiment construit à la fin de la décennie 1910.

Les citoyens sur place et ceux qui ont visionné les images saisissantes de l’incendie via les médias sociaux étaient inquiets, car le feu était localisé sur le toit et dans la partie supérieure de l’immeuble. Inquiets, oui, car il n’y a pas si longtemps, le drame frappait au centre-ville lors de l’incendie de la Place Frontenac.

Selon une résidente de l’endroit, le batîment abrite 27 condos et le feu a débuté au troisième étage suite à un bris électrique. Environ 40 personnes sont jetées à la rue pour un temps indéterminé.

Cet immeuble est situé dans une zone clé du développement de Saint-Hyacinthe, car vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on retrouve dans ce secteur plusieurs compagnies manufacturières. Il s’agit du deuxième pôle industriel de Saint-Hyacinthe. Le 9 octobre 1929, un article publié dans le journal Le Soleil fait état des « merveilleux développements de l’industrie à Saint-Hyacinthe », car au cours des six derniers mois, des investissements de l’ordre de 3 millions de dollars sont réalisés par cinq compagnies : La Goodyear Cotton, la Gotham Silk, la J. M. Bernstein & Son, la Quebec Canners et la Yamsaka Garment. On parle alors de 4000 emplois. D’autres usines auront précédé ces dernières comme la célèbre E. T. Corset qui a croulé sous le pic des démolisseurs il y a quelques années. Il s’agit donc un immeuble dont le caractère patrimonial est indéniable, car il fait partie d’un ensemble qui a marqué l’histoire maskoutaine et il demeure un des seuls vestiges de ce passé industriel encore debout.

Le fil de l’histoire
L’histoire de cet immeuble remonte au 14 avril 1913 alors qu’un groupe d’individus, des cordonniers et un fils de manufacturier se constituent en compagnie sous le nom St-Hyacinthe Soft Sole Shoe Company Limited. Ces derniers opèrent une manufacture de chaussure dont l’emplacement demeure inconnu à Saint-Hyacinthe.

En juin 1918, la Soft Sole Shoe Company s’entend avec la Ville de Saint-Hyacinthe afin d’obtenir un prêt ne dépassant pas 20 000$ pour acquérir dans les limites de la cité un terrain pour y construire une fabrique de chaussures de quarante-cinq pieds sur soixante-quinze pieds à trois étages reposant sur de bonnes fondations de ciment ou de pierres. Il s’agit du règlement no 243 de la Ville de Saint-Hyacinthe adopté lors de la séance du 5 juin 1918. En contrepartie, la compagnie consent une première hypothèque en faveur de la Cité de Saint-Hyacinthe.

Voilà donc le bâtiment qui prend forme à l’angle nord-ouest des rues Laframboise et Delorme. Il ne faut pas oublier que ce terrain appartient à une compagnie de T.-D. Bouchard qui comme maire de Saint-Hyacinthe signe le règlement 243 en faveur de la St-Hyacinthe Soft Sole Shoe Company.

Mais les affaires de la Soft Sole Shoe ne semblent pas bien aller, car à l’été 1920, les affaires de la compagnie passent aux mains de A. A. Côté et fils. Le 2 juillet 1920, lors d’une campagne électorale municipale, T.-D. Bouchard signe un billet dans son journal Le Clairon afin de convaincre les électeurs de voter pour lui compte tenu du bilan des actions qu’il a préconisées en tant que maire de Saint-Hyacinthe. Il aborde le sujet de la Soft Sole Shoe : « En 1918, nous avons voté un règlement accordant un léger bonus à la Saint-Hyacinthe Soft Sole Shoe Company pour induire les membres de cette compagnie à construire une nouvelle manufacture de chaussures. Elle est aujourd’hui construite et elle procure du travail rémunérateur à un nombre assez considérable de cordonniers avec une perspective d’agrandissement prochain sous le nom de A. A. Côté & fils. »

Ainsi donc, en 1920, la Soft Sole Shoe Company passe aux mains de la A. A. Côté & Fils, dont le président monsieur A. A. Côté est élu aux élections municipales du 12 juillet 1920. Voyons ce qu’en pense Le Courrier de Saint-Hyacinthe dans un article signé par Armand Boisseau publié le 24 juillet 1920. « La Cité de St-Hyacinthe a avancé $20,000.00 à la Soft Shoe Company, qui est maintenant remplacée par la Maison A. A. Côté et Fils. M. Bouchard a convaincu M. A. A. Côté que c’est T.-D. Bouchard qui a fourni cette subvention et M. A. A. Côté est devenu l’esclave de son maître. [...] Quand M. A. A. Côté récompense M. Bouchard pour l’aide généreuse que la cité de St-Hyacinthe a accordé à l’industrie dans laquelle le même M. Côté est maintenant le principal intéressé, le nouvel élu du Quartier No. 3. montre avec satisfaction la chaine solide qui le lie irrémédiablement à celui dont il est l’esclave servile et docile. » On peut comprendre que ça joue très dur en politique municipale à l’époque. Les agissements de T.-D. Bouchard, député et maire de Saint-Hyacinthe sont plutôt discutables lorsqu’on les regarde avec nos yeux d’aujourd’hui. Mais à l’époque ses agissements sont légaux et il ne manque pas de servir ses intérêts en même temps que ceux de la municipalité, comme l’affirme Harry Bernard, son adversaire de toujours. Quant à nous, il faudra bien qu’un jour on se penche avec attention sur tout ce qui concerne l’histoire du développement du Bourg-Joli. Une belle recherche en perspective !

Si on revient à notre immeuble, il faut savoir que M. Côté n’obtient guère de succès, du moins à moyen terme, car à l’été 1925, sa compagnie est déclarée insolvable. À la séance du 2 juillet 1925, la Ville donne son accord afin que de la compagnie passe aux mains de S. Many, manufacturier à Montréal. Ce faisant la Ville accepte de nouveaux termes de paiement de l’hypothèque.

Quatre ans plus tard, La Gazette officielle du Québec du 29 juin 1929, publie les lettres patentes obtenues le 16 mars de la Yamaska Garments Limited, une entreprise qui fera la fabrication et le commerce de produits textiles. Lors de la séance du premier mai 1929, la Ville accepte l’offre de la Yamaska Garments de régler l’hypothèque de l’immeuble situé sur la rue Laframboise pour un montant de 12 000$. Il semble donc que S. Many n’ait pas obtenu le succès escompté avec cet édifice.

Ainsi, pendant plusieurs décennies, la Yamaska Garments, aussi connue sous le nom de Yamaska Shirt, sera située à cet endroit. Par la suite, l’Imprimerie La Providence,  la Penmans et Tringles Malar occuperont les lieux par la suite. Des locaux seront également disponibles pour de l’entreposage. Au milieu des années 2000, l’immeuble sera réaménagé en condominiums, tels qu’on peut le voir dans l’avis public publié par la Ville de Saint-Hyacinthe dans le journal Le Courrier du 4 mai 2005.

Photo :
L’immeuble de la Yamaska Garments en 1975. Centre d’histoire de Saint-Hyacinthe, fonds CH375 Conseil régional de développement social Richelieu-Yamaska.

Paul Foisy, 25 mai 2020.